6
Dès qu’elle s’éveilla, elle eut conscience de quelque chose d’anormal. Tout d’abord elle resta immobile et chercha à deviner l’heure d’après la qualité de la lumière. À la fraîcheur de l’air et à la paix qui régnait, elle sut que le matin était encore loin. Alors elle se demanda ce qui l’avait tirée si brusquement, si complètement du sommeil. Il ne restait plus dans son cœur que le souvenir d’un bruit, ou de l’absence d’un bruit.
Elle n’éprouvait pas de frayeur. Toujours allongée, elle regarda la fenêtre où s’encadrait un clair de lune laiteux, dont la clarté se répandait dans la chambre. Elle attendit que ses yeux s’accoutument suffisamment à la pénombre pour trouver son chemin sans l’aide d’une lampe. Une fois satisfaite, elle rejeta le drap et se leva, nue dans la fraîcheur de la nuit, savourant un instant cette sensation avant de porter son attention au silence qui l’entourait ; le froissement du drap sur le lit, le craquement des courroies de cuir avaient résonné telle une intrusion. Maintenant le calme était revenu, encore plus intense.
Soudain elle comprit ce qui l’avait réveillée : la toux avait cessé. Elle enfila une tunique longue, quitta la pièce et traversa d’un pas vif la véranda dont un côté était à ciel ouvert, jusqu’à la chambre de son père.
Le serviteur dont le lit était placé devant était déjà debout, désemparé. Senséneb l’écarta et tourna la poignée de la porte.
Horaha était couché sur le dos, la nuque sur l’appui-tête, la lampe à huile brûlant encore auprès de lui. Ses bras écartés étaient tournés vers l’extérieur, paumes vers le haut. Sa tête était renversée en arrière, ses lèvres et ses yeux grands ouverts. Tout son corps était immobile. Le seul mouvement provenait des minuscules bulles qui moussaient et crevaient aux commissures de ses lèvres.
« Va chercher Hapou ! » ordonna-t-elle au serviteur qui se tenait à son côté.
Alors même qu’il courait chercher l’intendant, elle savait que son père était mort. Elle l’avait probablement su à l’instant même où elle était entrée dans la chambre et l’avait vu. Une grosse phalène jaune, qui voletait autour de la lampe, vint se poser près de l’œil d’Horaha. L’espace d’une seconde, Senséneb se prit à espérer voir la joue tressaillir, mais la phalène eût aussi bien pu atterrir sur une statue.
Étonnée de se sentir si calme, elle traversa la chambre pour s’approcher du corps, vérifia le pouls et le souffle ainsi qu’il le lui avait enseigné, machinalement, agissant pour repousser et fuir ses propres sentiments. Bien assez tôt, les pensées afflueraient. Elle était désormais orpheline et divorcée, sans enfant, sans famille. Bien qu’elle en sût assez pour exercer la médecine, ce serait difficile ici, dans la capitale du Sud. Il lui faudrait s’en aller, mais où ?
Elle referma la porte de son cœur. Pour le moment, il y avait assez à faire pour découvrir ce qui était arrivé.
L’écho de pas précipités lui parvint, des pieds nus sur le sol du patio. Elle se tourna et vit Hapou, talonné par le domestique effrayé.
« Que se passe-t-il ? demanda l’intendant, lui-même épouvanté.
— Horaha est mort. Nous devons installer son khat[18] confortablement. »
Ces ordres prononcés d’une voix ferme calmèrent les deux hommes. Ils entrèrent dans la chambre, heureux d’échapper à la confusion des émotions grâce à l’activité.
« Faites le nécessaire, recommanda-t-elle. Il faut faire chercher l’embaumeur à l’aube. Toutefois, je veux lui parler avant qu’il ne touche au corps.
— Oui, maîtresse. »
Elle remarqua le titre qu’ils lui avaient accordé spontanément. Jusqu’alors, elle était la Fille Prodigue de retour au bercail. Cela faisait trois ans que son époux avait divorcé d’elle sous prétexte qu’elle était stérile, et l’avait renvoyée chez son père. C’était un homme bon. Il avait payé la somme convenue lors du mariage en cas de divorce, sans révéler à ses parents qu’il était poussé par un autre motif : elle avait commis l’adultère. Ces souvenirs firent monter à sa bouche un goût de cendres. Sept années gâchées. Pourquoi fallait-il qu’elle y pense à cet instant ? Sans doute parce qu’elle se trouvait seule à nouveau.
Quand ils eurent fini, ils ôtèrent l’appui-tête qu’ils remplacèrent par un coussinet de toile, posèrent les bras sur d’autres coussinets, allèrent chercher le drap de lin gorgé d’eau dans lequel ils envelopperaient le corps pour le protéger des insectes. Seule avec son père, elle se pencha sur son visage et tamponna l’écume à ses lèvres. L’odeur était fétide.
Elle recula, se releva, songeuse. Deux jours avaient passé depuis la venue de cet enquêteur de la maison de Ay. Il s’était donné bien du mal pour jouer les petits fonctionnaires, mais ses yeux étaient trop vifs, sa bouche trop spirituelle pour l’abuser. Ils s’étaient affrontés, mais quelque chose était passé entre eux qui leur avait fait ressentir en l’autre un ami. Qui était-il vraiment ? Elle ne doutait guère qu’elle le reverrait, mais quand ? Elle avait besoin de lui de toute urgence et ne savait où le trouver.
Dans le silence, elle concentra vers lui toute sa pensée. Si cette pensée lui parvenait, il viendrait.
Deux jours. Qui avait trahi son père ? Peut-être Mérinakhté. Mais son refus de coucher avec lui était une bien piètre raison pour une telle vengeance. Il faisait peu de doute dans son esprit qu’Horaha avait été empoisonné.
Quand la toux avait-elle commencé ? Tôt le jour précédent. Horaha l’avait attribuée à un refroidissement, attrapé sur la rive du Fleuve durant l’Oblation à Hapy. La saison sèche touchait à son terme et Horaha avait été choisi parmi les fonctionnaires pour offrir le sacrifice de l’année à la crue. Il avait bu les eaux sacrées du Fleuve, comme tous les autres élus. Il n’avait depuis absorbé ni boisson ni nourriture hors de sa propre maison sans qu’elle en eût elle aussi consommé. En fait, depuis le repas de midi, la veille, il n’avait rien pris, hormis l’infusion qu’il s’était lui-même prescrite. Cela n’avait pas de sens, pensa-t-elle, de mourir au milieu de la meilleure communauté médicale de toute la Terre Noire.
Elle s’agenouilla à côté de son père et lui prit la main, sachant que tout près, deux des Huit Éléments, le khou et le ka, se tenaient dans la pénombre. Le ba se préparait au long voyage solitaire à travers les Douze Vestibules. Aux prises avec ses pensées, elle resta avec Horaha jusqu’à l’aube, envoyant à Huy message sur message. Cela agirait peut-être, même si au long des générations les habitants de la Terre Noire avaient perdu ce don de communiquer.
Peu avant l’aube, elle vit dans l’œil de son cœur une silhouette trapue quitter une maison dans une rue pauvre du quartier du port, et elle sut qu’il l’avait entendue.
La première idée de Huy fut que le meurtre avait été perpétré avec un tel mépris du secret qu’il se voulait un avertissement.
« Tu vas devoir en tenir compte, dit-il à Senséneb.
— Comment ?
— Tiens-toi tranquille. Ne fais rien.
— Comment pourrais-je ne rien faire ? protesta-t-elle avec colère. D’ailleurs, ils surveillent certainement la maison. Ils t’auront vu venir.
— Cela n’a rien d’anormal. Tu ne m’as appelé par aucun moyen dont ils puissent trouver la trace. À leurs yeux, je devais nécessairement revenir ici. À supposer qu’ils me surveillent, ou te surveillent vraiment.
— Ils veulent sûrement savoir ce qui s’est passé.
— Ils l’apprendront bientôt, en tout cas. »
Senséneb garda le silence, puis murmura :
« Que signifie tout cela ?
— C’est une lutte pour le pouvoir. Ne prends pas un air si grave ! Pourquoi ne te laisses-tu pas aller à la douleur ?
— Je ne m’y sens pas encore prête. Je ne suis pas encore assez courageuse pour l’affronter. »
L’embaumeur arriva dans sa longue carriole, flanqué de ses assistants. Bientôt, l’enveloppe qui avait renfermé les Huit Éléments d’Horaha fut emportée afin d’être préparée à l’intention de l’esprit qui l’habiterait pour l’éternité. Ils la regardèrent partir, du portail, puis rentrèrent dans le jardin. Soudain, les épaules de Senséneb se mirent à trembler, secouées de sanglots.
Il la serra contre lui. Des domestiques inquiets les observaient à la dérobée par les fenêtres et à la porte, mais Hapou apporta de l’eau pour qu’elle baigne son visage, ainsi que du vin, et ensemble les deux hommes la consolèrent, l’aidèrent à surmonter la première vague de chagrin. Plus tard, assise sur le divan au bord du bassin, entourée avec sollicitude par les oies domestiques, elle posa un regard las sur l’ancien scribe et lui sourit.
« Je ne cherche pas à excuser mes larmes, mais j’ai honte de certaines des raisons qui m’ont poussée à les verser. Je suis seule au monde à présent, et bientôt je n’aurai plus de foyer.
— Et cette propriété ?
— Elle appartient à la Maison de Vie. C’est la résidence du chef des médecins, et dès qu’un successeur sera nommé, il s’y installera.
— Où iras-tu ?
— Mon père possède une maison au sud, à Napata. C’est loin de cette capitale.
— Combien de temps te laissera-t-on demeurer ici ?
— Au moins jusqu’à la mise au tombeau, murmura-t-elle. Les rites funéraires doivent être effectués ici, et ils ne voudraient pas encourir la colère de son ka.
— Ses meurtriers ont déjà pris ce risque.
— Je n’ai jamais vu un mort se venger. Et toi ?
— Non. »
Elle soupira, étira son long corps et regarda Huy avec l’ombre d’un sourire.
« Je suis heureuse que tu aies capté ma pensée.
— Elle était si forte ! Je dormais lorsqu’elle est arrivée, et elle m’a réveillé.
— Je ne pensais pas que cela réussirait.
— Ils sont bien rares, ceux capables d’utiliser l’air qui nous sépare pour communiquer.
— Il me serait impossible de recommencer.
— J’espère que tu n’y seras pas forcée. »
Huy servit le vin et ils burent ensemble. Le soleil s’acheminait vers son zénith, réchauffant les feuilles grises des tamaris, effilées telles des alènes. Mais il faisait encore frais sous les ombrages, et la brise emprisonnée dans le jardin caressait leurs visages.
« Me diras-tu, maintenant, quelle conviction Horaha avait formée ? demanda doucement Huy, espérant ne pas la brusquer.
— Oui. »
Elle poussa un nouveau soupir, but le vin à petites gorgées et remonta ses jambes contre sa poitrine, en passant ses bras autour de ses genoux.
« Il est incontestable que la mort du roi est consécutive à un coup violent à la tête ; mais s’il avait été éjecté du char, il aurait présenté des contusions sur d’autres parties du corps. L’unique hypothèse, c’est qu’il soit tombé sur la tête contre un rocher.
— Il n’y en avait pas. Et le roi n’a pas pu être éjecté parce qu’il avait certainement le pied dans la sangle du char.
— Alors, conclut-elle, c’est qu’on a prémédité sa mort.
— Oui.
— C’est ce que mon père commençait à penser.
— Je vois.
— Qui a organisé cela ?
— Je ne sais pas.
— Est-ce Horemheb ?
— Ou Ay, soupira Huy.
— C’est pourtant bien Ay qui t’emploie pour découvrir la vérité ?
— Tu raisonnes aussi vite qu’une antilope court, dit-il en souriant.
— Que vas-tu faire de toutes ces informations ? Mais tu dois en parler à Ay ! Il est sûrement impatient d’apprendre les nouvelles de ta bouche.
— Je m’attends à ce que son messager vienne aujourd’hui. »
Il vida une coupe de vin et contempla le feuillage où perçait le soleil.
« Il te récompenserait généreusement.
— C’est vrai. Mais dès lors je lui serais redevable. »
Senséneb l’observait. Ce n’était pas le genre d’homme qu’elle eût jugé séduisant, mais les yeux l’emportaient sur le reste. Elle voulut lui parler d’elle, lui expliquer les raisons de son infidélité, lui dire à quel point elle était certaine de pouvoir porter un enfant. Mais pourquoi ce désir de se confier ?
« Penses-tu qu’on a tué ton père à cause de ses conclusions ?
— Oui, répondit-elle doucement.
— Qui était avec lui lors de l’Oblation à Hapy ?
— Son confrère Mérinakhté, ainsi que Senéfer, le Grand Prêtre d’Amon. Horemheb, Ay, les prêtres de Mout et de Khonsou. Et le chef de la police, Kenamoun. »
De retour chez lui pour attendre l’émissaire de Ay, Huy songeait à sa propre impuissance face à un enchaînement de circonstances qui aboutirait à de nouvelles morts dans les prochains jours, les prochaines semaines au meilleur des cas. Il avait la certitude que, à moins d’un miracle, l’enterrement du roi serait suivi d’un bain de sang, et que s’il n’agissait pas avec une extrême promptitude, le filet tendu autour de la reine se resserrerait au point qu’il ne pourrait l’en délivrer. Quelle garde secrète avait-on déjà postée auprès d’elle ? Mais peut-être était-ce prématuré ? Le général se sentait assez sûr de lui pour ne pas la faire garder. Car, après tout, que pouvait-elle contre lui ?
Ses derniers doutes sur l’identité de celui qui avait causé la perte du roi s’étaient évanouis à la nouvelle que Kenamoun avait approché Horaha peu avant sa mort. Et ce, en dépit du fait que Horemheb profitait des moindres célébrations publiques pour montrer qu’il contrôlait le puissant corps de police désormais connu dans la cité sous le nom des « Mézai Noirs » – créé selon ses termes au nom de la loi et de l’ordre, mais n’ayant à répondre de ses actes que devant lui. L’avertissement implicite dans la mort de Horaha était plus clair que jamais.
Le problème qui se posait à Huy était de décider combien il devait en dire à Ay. Considérant ce qu’il avait appris, il savait qu’entre les mains du corégent cela suffirait à précipiter la chute de Horemheb. Il évoluait désormais en eaux si profondes que ses pieds ne touchaient plus le fond. Quelles créatures nageaient sous la surface bourbeuse, prêtes à happer ses jambes pour l’engloutir ? Ay avait aussi ses ambitions, et Huy se gardait de sous-estimer un être si doué pour survivre.
Il n’y avait aucun moyen d’éviter de faire son rapport au Maître des Écuries. Alors qu’approchait l’heure de l’entrevue, il examina les progrès qu’il avait faits. Que révéler et que cacher ? Il lui semblait qu’il devait tendre vers trois buts : l’intérêt de la reine Ankhsenamon, sa propre conservation et enfin l’intérêt du pays.
La Terre Noire traversait une crise profonde. Tragiquement affaibli par la négligence d’Akhenaton envers le nord de l’Empire, désormais perdu, le pays était menacé par des tribus syriennes belliqueuses et par les Hittites, qui arrivaient des terres situées au-delà de la Grande Verte, au septentrion. L’armée se concentrait dans le Delta, car, au sud, les populations de Napata et de Méroé étaient restées loyales sans profiter de l’effondrement du pouvoir central.
Il n’y avait pas encore de mouvement concerté contre l’Empire, les étrangers se contentant de se disputer le territoire qu’ils venaient de remporter, mais tôt ou tard la Terre Noire serait forcée de rendre coup pour coup, faute de quoi elle serait vouée à la disparition. Et s’ils perdaient le contrôle du Fleuve…
Une conclusion désagréable s’était logée dans le cœur de Huy et y grandissait. Ay n’avait pas assez d’envergure ou de personnalité pour sauver le pays. Horemheb, si. Huy savait que l’ultime bataille entre les deux hommes ne le concernerait pas, et il ne voulait pas faire pencher l’un des plateaux de la balance du pouvoir. Mais il était placé devant un dilemme : soutenir l’un des deux tyrans, et s’il voulait que le pays fût sauvé et survécût – étant admis que sa survie l’emportait sur toute autre considération –, force lui était de faire un choix. Il regrettait que les dieux lui eussent attribué ce rôle.
Il devait pourtant y avoir un moyen d’utiliser ses informations pour monnayer la sécurité de la reine. Après, à Horemheb et à Ay de se battre. Il rassembla ses forces en vue d’affronter les eaux tumultueuses qui l’attendaient.
Inény vint le chercher de bonne heure. Il était agité, lointain et, de prime abord, encore moins disposé que Huy à la conversation.
« Qu’y a-t-il ?
— Ay perd patience, dit laconiquement Inény.
— À cause de moi ?
— À cause de toute cette situation. Horemheb a pratiquement la mainmise sur toute l’enquête relative à la mort du roi, sous prétexte que Ay est sollicité par des occupations plus importantes.
— Comme par exemple ?
— Les préparatifs pour l’enterrement, bien entendu ! Mais qui les présidera ? »
Et qui veillait à la protection de la frontière du nord ? Mais Huy devinait que Horemheb tenait la plupart des généraux sous son aile. Inény était arrivé dans une litière couverte presque trop large pour les rues. Les porteurs durent enjamber trois ou quatre mendiants accroupis à leur emplacement habituel au pied des édifices, et les deux hommes entendirent des jurons, au-dehors, tandis que la litière faisait des embardées.
« Comment crois-tu que tout ceci finira ? demanda Huy à Inény.
— Tant de rumeurs courent dans l’enceinte du palais qu’on pourrait tisser avec elles un filet de pêcheur.
— Et l’enquête officielle ? A-t-on fait une déclaration ?
— Non. Mais la nouvelle de la mort d’Horaha circule.
— Quel rapport en a-t-on fait ?
— Décès d’origine naturelle. »
Impossible de réfuter ces conclusions. Le poison utilisé n’avait laissé aucune des marques révélatrices – lèvres bleues, rictus cadavérique. Et même si Senséneb était capable de prouver que son père avait été assassiné, Huy pensait qu’elle eût été malavisée d’essayer. Le temps de la vengeance viendrait, et d’une manière qui ne la mettrait pas vainement en danger. Il y veillerait.
Ses pensées retournèrent à Kenamoun. L’image du long visage osseux et de la barbe fine apparut dans l’œil de son cœur. Kenamoun le sadique, dont il n’avait pu établir la responsabilité dans le meurtre de la petite prostituée babylonienne, quelques années plus tôt. Kenamoun, dont la carrière, sous la protection de Horemheb, n’avait jamais connu d’obstacle et n’en connaîtrait jamais tant que le général aurait besoin de tremper ses mains dans le sang.
« Quoi qu’il en soit, dit-il, la cause de la mort du roi devra bientôt être annoncée.
— Tu la connais d’avance. »
La litière pencha à nouveau et, à la lumière plus vive qui filtra entre les rideaux de toile, Huy sut qu’ils étaient sortis du quartier du port et parcouraient la vaste étendue découverte qui séparait la cité de l’enceinte du palais.
« Pourquoi résides-tu dans ce coin-là ? demanda Inény, que la conversation paraissait apaiser. Cela empeste le poisson, et tous ceux qui ne sont pas pêcheurs sont des coupe-jarrets.
— On s’y fait.
— Ce n’est pas une réponse. Tu jouis d’une excellente réputation.
— Et je la conserverai en sachant me taire. Sinon je perdrai mon moyen de subsistance, et ma tête.
— Tu ne peux éviter d’acquérir de la notoriété. Passé un certain cap, tu ne peux éviter d’être connu. Même dans une grande ville comme celle-ci.
— Cherches-tu à me dire quelque chose, Inény ? interrogea Huy en le scrutant.
— Je veux seulement me trouver du côté des vainqueurs quand tout cela sera terminé.
— Ce jour est peut-être encore loin. »
Le mur massif de pierre jaune les domina de toute sa taille lorsqu’ils descendirent de litière près d’une entrée latérale de la demeure de Ay. C’était un portail rectangulaire et caverneux, si bien encastré dans le mur que les sculptures du linteau se perdaient dans l’ombre. Mais, à leur approche, une petite porte imbriquée dans la grande glissa silencieusement sur ses gonds.
La cour qui s’étendait devant eux était brune et nue. Le sol sablonneux avait été balayé, mais pas une plante ne tempérait la sévérité des hauts murs qui les entouraient. Le seul ornement était une imposante statue de Ay. Comme toujours, il était représenté dans la fleur de l’âge, une suavité impénétrable émanant de son visage auquel le sculpteur avait prêté certains des traits de Toutankhamon, tentative supplémentaire pour conforter ses prétentions au trône. Ils traversèrent le rayon de soleil qui tombait, oblique, en un rectangle précis délimité par l’édifice, et empruntèrent un passage de l’autre côté de la cour, où deux Nubiens montaient la garde, arborant les pagnes blancs et les coiffures bleu sombre qui composaient la livrée de Ay.
Celui-ci les reçut dans la même pièce que précédemment, mais il était dans un état d’agitation extrême et ne s’assit pas à la table basse, près du balcon.
« Tu es plus lent que je ne m’y attendais, reprocha-t-il à Huy.
— Il n’est pas toujours possible d’obtenir des résultats rapides, surtout dans une affaire d’une telle importance.
— Certes. Mais tu traînes derrière l’enquête officielle. Sans doute Kenamoun et toi vous marchez-vous mutuellement sur les pieds ?
— Au contraire, pas une seule fois je ne l’ai rencontré. »
Ay sembla peser une idée dans son cœur.
« Non. Non, bien sûr. Il a de l’avance sur toi dans son enquête.
— Je n’ai vu aucune indication qu’il en mène une.
— Qu’as-tu découvert pour moi ? »
Huy avait décidé de ce qu’il devait révéler, mais la formulation des termes demeurait difficile.
« Allons ! s’impatienta Ay. Inutile de te dire quelle récompense sera la tienne si tu me prouves que tu me sers bien.
— Quels sont tes plans ? demanda Huy.
— Où veux-tu en venir ? dit Ay, le considérant avec colère.
— Avant de t’exposer ce que je sais, je dois savoir comment tu vas l’utiliser.
— En quoi l’utilisation que je compte en faire te concerne-t-elle ? Ce qui m’intéresse, c’est de connaître la vérité. Le pharaon était pour moi comme un fils.
— Et tu te méfies de l’enquête de Horemheb ?
— Nous en avons déjà discuté. Je te l’ai dit, en acceptant ce travail, tu acceptais en même temps mes conditions.
— Ce que j’ai découvert est peut-être de trop grande importance.
— Ainsi, ce n’était pas un accident ? interrogea Ay en plissant les yeux.
— Non. »
Ay se détourna.
« Peux-tu le prouver ?
— Oui. Mais il me faut du temps. Il me manque encore des éléments.
— Si tu ne les trouves pas, nous pouvons les forger. Qu’as-tu, à l’heure actuelle ?
— Je ne te le dirai pas.
— Prends garde, Huy ! C’est un jeu très dangereux que tu joues là. Que cherches-tu ? As-tu l’intention de te vendre au plus offrant ? Si c’est le cas, laisse-moi te dire que tu ne ressortiras pas d’ici.
— Je ne peux te révéler mon plan. Et tu ne me tueras pas. Tu as besoin de moi, car ce que j’ai à te donner mettra Horemheb sous ta coupe.
— Tu fais preuve d’une bien grande confiance. N’as-tu pas idée que tu ne peux quitter cette maison sans ma permission ? Pourquoi ne donnerais-je pas des ordres sur-le-champ pour t’arracher ces informations sous la torture ?
— Parce que Horemheb sait où je suis et sera intrigué. Il attend de connaître ta tactique. Garde-moi ici, torture-moi, et tu l’inquiéteras au point qu’il passera à l’action avant que tu ne sois prêt à te défendre. »
Ay contempla le Fleuve, qui commençait à charrier le sable rouge annonciateur de la crue.
« Je peux tisser un filet assez solide pour y prendre le général, continua Huy. Mais si tu veux qu’il soit vraiment solide, tu dois attendre.
— Tu te rends bien compte que tu parles à un régent de trahir l’autre régent ? Pourquoi ne te livrerais-je pas purement et simplement à Kenamoun ?
— J’ai réfléchi à ce que j’allais te révéler, Ay. Je ne t’en aurais pas dit aussi long si je n’avais l’assurance de ne pas être en ton pouvoir. »
La lèvre tremblante, le vieillard se détourna à nouveau. Au bout d’un moment il se maîtrisa, et ses yeux étincelants se fixèrent sur Huy, le jaugeant avec froideur tandis que son cœur prenait sa décision.
« Fort bien, dit-il enfin. Il semble que je doive me fier à toi, ou t’accorder ce qui passe pour de la confiance. Tu es astucieux, plus que je ne le supposais. Mais tu es dans un frêle esquif, pas sur la terre ferme ; et tu files vers les rapides.
— Alors je tiendrai fermement la rame. »
Ay retint un sourire.
« Veilles-y bien. »
Huy ne fut autorisé à partir qu’à la nuit tombée. Inény voulut le raccompagner chez lui, mais il fut facile de l’en dissuader. Quant à justifier sa présence dans l’enceinte du palais, il avait toujours sur lui l’insigne de sa fonction et comptait bien en faire usage.
Il attendit que les ombres fussent noires avant de se mettre en route, rasant les murs, vers le palais royal.